Féroce

Féroce est un texte en cours d’écriture par Benoît Vincent, un roman qui fait écho, même parcimonieusement, à Horcynus orca. Il est le fruit de sa lecture et d’une marche de quatre jours effectuée par l’auteur du 1er au 4 octobre 2014, soit soixante-dix ans après ‘Ndria Cambria. Le roman raconte l’histoire de Drieu, écrivain en panne d’inspiration, qui traverse la Méditerranée en quête du livre à venir. Le roman est encore à ses forges, et nous présentons ici une simple page tirée au hasard.

 

Criste le fit entrer dans sa chambre, qui était envahie de planches, disposées partout sur tous les espaces plans, même légèrement inclinés, parfois solitaires, parfois en petits paquets, rassemblées dans des feuilles pliées perpendiculairement en dos de livre, des planches partout, sur le bureau, sur le lit, par terre ; sur une petite table, ou l’un de ses coins, tant elle croulait sous les parts, il y avait le petit matériel, un cutteur, des ciseaux, le petit paquet de feuilles encore intactes, les étiquettes et le papier gommé qui maintenait les tiges et les feuilles et les fleurs (« pas le temps de les coudre ici, vous pensez, je suis toujours en vadrouille ! »), et puis il y avait la presse (« une presse de voyage, vous pensez, deux planchette de bois et deux sangles mauvaises, je ne peux pas me permettre mieux hélas ! »). Il restait très peu d’espace libre, sauf le balcon — il y avait un balcon, qui donnait d’ailleurs sur l’Afrique — à ce moment par chance à l’ombre et Criste dit qu’il ne pouvait pas laisser de planches sur le balcon à cause de l’air qui séchait trop vite les plantes et surtout faisait toujours tout voler. Ils se sistémèrent alors en cet endroit. « Ils me disent en bas que certains jours on peut voir la côte, mais je n’y crois pas une minute. Il doit bien y avoir deux cents kilomètres, et même depuis Marsala on ne voit pas Al Haouaria…
— Eh bien, depuis Raguse, on ne voit pas Malte et il n’y pas de cinquante kilomètres, ça me semble difficile, même les jours de pleine lune ou le vent dans le dos.
— Ha ha ha, sacré Drieu.
— C’est donc votre herbier, le fameux herbier de Criste… Drieu était épaté.
— Une toute petite partie seulement, et vous savez, je vous l’ai dit déjà, je renvoie les paquets par dizaines, j’ai une note de timbre absolument folle — mais en contrepartie j’ai une folle collection de timbres de tout le bassin…
— Et celle-ci sont celles de Malte.
— Oui, celles qui ont eu le temps de sécher — avec ce temps ce n’est guère difficile — il doit y en avoir une cinquantaine, vous voyez, ce n’est pas grand chose… à la maison je dois avoir trois mille part, rien que cette année !
— C’est fou ! La végétation de Malte !
— Oui enfin, là encore, une toute petite partie… »

Drieu contempla les parts (« vous pouvez les prendre et les regarder de près, je n’accorde pas plus de valeur que ça, je ne suis pas fétichiste, ce ne sont pas des reliques ou des icônes ; déjà je suis contraint, à cause du poids et même de l’espace que ces pressions impressions représentent, de prendre un papier à peine rigide, trop léger pour un herbier normal ; ensuite je double toutes les parts, pour plus de sécurité : même plante, même station, même jour… ») ; il en observa une, se délecta de la forme bien étalée, de la géométrie, de la délicatesse des feuilles, des fleurs, de la petite couronne à la basse de l’ombelle (une couronne chue, déchue)… il y avait des plantes plus grandes, d’autres plus menues, des plantes en fleurs, d’autre en fruits, certaines très glauques et dures, d’autre vert tendre et aux feuilles souples… mais, à y regarder de près, il vit que chaque part portait une ombellifère… encore une ! encore une ! et celle-ci ! Une ombellifère ! Et celle-là ! Encore une ombellifère !

Que des ombellifères ! Il allait ingénument demander : « Mais ce ne sont que des ombellifères ? » lorsqu’il remarque un autre détail troublant : Daucus carota carota, Daucus carota gummifer, Daucus carota carota, Daucus carota carota, Daucus carota gummifer, et carota et gummifer, et Daucus ! Et Daucus ! Et encore Daucus !

Que des Daucus ! Que des carottes ! Toutes, toutes, toutes carottes ! Il transforma alors sa phrase : « Mais ce ne sont que des carottes ?
— Toutes des carottes, que des carottes, rien que des carottes, j’avoue, votre honneur. Je ne ramasse que des carottes !
— Mais je croyais que vous travailliez sur les végétations littorales !
— Je travaille sur les végétations littorales, qui abritent beaucoup de carottes ; en réalité je travaille sur les carottes qui vivent dans les végétations littorales.
— Mais tout ce que vous ramassez depuis un an, et tout ce que vous envoyez depuis toute la Méditerranée, ce ne sont jamais que des carottes ?
— Que des carottes, toujours des carottes, des carottes, des carottes, des carottes. »

Le vieil homme qui ramassait des carottes.

Il lui expliqua qu’il menait une étude sur les espèces de carottes maritimes méditerranéennes, dont la classification était loin d’être claire. Deux groupes étaient à présent bien installés, bien différenciés : le groupe de la sous-espèce carota, plus continentale, et celle de la sous-espèce gummifer, qui sécrète, comme son nom l’indique, une espèce de latex (« j’y reviendrai ») et qui était plutôt littorale. C’est cette dernière qui l’intéressait, et qui était un représentant des végétations tout à fait singulière des
« pelouses aérohalines des falaises maritimes méditerranéennes (c’est-à-dire, phytosociologiquement parlant, la classe des Crithmo maritimi – Limonieteae pseudominuti Braun-Blanquet 1947). » Or cet ensemble comprenait une multitude de petites espèces qui se répartissaient tout autour du bassin, et c’était afin de préciser leur valeur taxonomique qu’il en faisait ainsi le tour.

Bien que très techniques, les informations de Criste étaient passionnantes, et ils discutèrent ainsi de la fragilité de ces végétations et de leur relative régulière présence sur les spondes du nord et du sud.

Criste lui révéla aussi qu’il avait trouvé une embarcation pour la Tunisie (il n’y avait pas de liaison régulière entre Malte et l’Afrique) et qu’il l’attendait le lendemain, s’il était toujours d’accord, sur le ponton D du port de plaisance, pour une magnifique croisière — mais que s’il préférait rester sur Malte, il n’y voyait aucun inconvénient.

Drieu, toujours piqué de curiosité, accepta et ils se séparèrent en même temps qu’ils se séparèrent du jour de l’île.