Recensions

« Un livre exubérant, cruel et viscéral » (Primo Levi). Nous donnons ici quelques extraits de réception ou de recensions sur le roman, glanées au fil des années et des éditions… Auteurs, critiques, traducteurs, parlent de Horcynus orca.

« Rien n’est plus frustrant, pour un lecteur passionné, que de trouver un livre pour lui bouleversant, un chef-d’œuvre, et de découvrir que presque personne ne le connaît et qu’il n’est pas facile de convaincre les autres de partager le plaisir qu’il lui donne. Comment se peut-il qu’un livre qui le touche profondément, qui transforme son panorama intérieur, reste obscur, et dans une large mesure, non lu ? Que ses collègues, les amis à qui il communique son enthousiasme, restent sceptiques, ou répondent même de façon négative ? […]
Rien qu’avec un coup d’œil rapide, j’ai compris que mon médiocre italien ne suffirait pas à affronter l’exigence de D’Arrigo. Non seulement le dialecte sicilien est souvent problématique même pour un italien, non seulement le langage utilisé par le narrateur et les pêcheurs qui racontent, qui interprètent la narration épique, est technique et densément lyrique, mais l’ambitieuse solitude et l’originalité de D’Arrigo ont contribué à rendre le tissu narratif complexe et polyphonique comme chez Gadda ou Joyce. Les dictionnaires font partie de mes bonnes habitudes et m’ont été d’un grand secours. Mais souvent, je me suis trouvé, crayon en main, à lire et relire la même page dans un effort de compréhension, conscient que beaucoup de ce qui était écrit me resterait obscur. Ce n’est pas important. Le mouvement océanique de l’histoire, le fantastique pouvoir d’enchevêtrement de motifs archaïques mythologiques et de la féroce réalité de la Seconde Guerre Mondiale, la capacité de D’Arrigo à donner une vie violente et lyrique aux éléments du temps et du paysage, de la mer et de la terre, m’ont fait dépasser chaque barrière linguistique et grammaticale. Comme seuls savent le faire de rares maîtres, D’Arrigo représente bien le paradoxe pour lequel l’Orque, monstre rapace de la profondeur marine, est en même temps porteur de mort et de force vitale. L’océan, l’air, les rochers résonnant d’échos, les animaux qui les habitent, sont électrisés par la menace représentée par l’Orque, mais aussi par l’admiration pour son indestructibilité. À leur tour, les habitants du village, les amants, les fonctionnaires fascistes, les occupants allemands formant les nombreux personnages superbement dépeints, sont émotionnellement frappés par l’obscur Minotaure de mer, qu’ils lui fassent directement face ou non. Pesant avec précaution mes mots, j’affirme que chaque épisode – les dauphins fuyant l’Orque blessée, le massacre par des femmes et des enfants avides de vengeance d’un jeune soldat allemand isolé (ces deux scènes sont, naturellement, un profond contrepoint) – resteront de grands moments dans toute la littérature. De nombreux écrivains italiens, à commencer par Elio Vittorini, ont été de fervents soutiens à ce livre. Mais en Italie, il reste pratiquement ignoré, et à l’extérieur, inconnu. J’ai prêché en faveur du génie de Fatti della fera (un titre antérieur), mais en vain. Et pourtant, voilà sans aucun doute la riposte européenne à Moby Dick. »
• George Steiner, Corriere della Sera, 4 novembre 2003 [à l’occasion de la réédition, chez Rizzoli en 2003].

 

« La rencontre avec le livre, comme avec l’homme ou la femme, qui va changer notre vie, souvent dans un instant de reconnaissance qui s’ignore, peut être pur hasard. Le texte qui nous convertira à une foi, nous ralliera à une idéologie, donnera à notre existence une fin et un critère, pouvait nous attendre au rayon des occasions, des livres défraîchis ou des soldes. Il peut se trouver, poussiéreux et oublié, sur un rayon juste à côté du volume que nous cherchons. L’étrange sonorité du mot imprimé sur la couverture usée peut arrêter notre œil : Zarathoustra, Westöstlicher Divan, Moby Dick, Horcynus Orca. Tant qu’un texte survit, quelque part sur cette terre, fût-ce dans un silence que rien ne vient briser, il est toujours susceptible de ressusciter. Walter Benjmain l’enseignait, Borges en a fait la mythologie : un livre authentique n’est jamais impatient. » (Turin 10 mai 2000)
• George Steiner, « Ceux qui brûlent les livres » in Les logocrates, 10/18, 2005.

 

« Avec Horcynus Orca, D’Arrigo a retrouvé dans l’orque cruelle sa baleine blanche, et montré, grâce à une langue en fusion, recréée et fascinante, que le long des Calabres et dans le Détroit de Messine où est situé le roman, l’Histoire tue l’homme entre le Scylla de ses mensonges et le Charybde de ses sortilèges. »
• Jean-Noël Schifano, « Entre Achab et Jonas » [1981], in Désir d’Italie, 
Gallimard, 1996.

 

« Parmi les auteurs contemporains importants, je crois que ce qui devait être traduit l’a été, ou pratiquement. Il n’y a plus les écarts aussi importants que l’on enregistrait il y a vingt ans et les seules œuvres vraiment absentes d’une liste idéale seraient Horcynus Orca de D’Arrigo et Fratelli d’Italia de Arbasino. »
• Jean-Paul Manganaro in Revue Prétexte n° 14/15 « Spécial Italie », 1997.

 

« On se construit son propre décalogue privé. Tu écriras de façon concise, clairement, correctement ; tu éviteras les volutes et les arabesques, tu sauras dire à propos de chacun de tes mots pourquoi tu as utilisé celui-ci plutôt qu’un autre ; tu aimeras et imiteras ceux qui suivent cette même voie.
Et puis tu tombes sur Horcynus Orca et tous tes beaux principes s’envolent : c’est un livre exubérant, cruel, viscéral et hautain, il décrit un geste sur dix pages, souvent il doit être étudié et déchiffré comme un manuscrit ancien, pourtant il me plaît, je ne me lasse pas de le relire et à chaque fois il me semble nouveau. Je sens sa cohérence interne comme relevant de l’art et non de l’artifice ; il ne pouvait pas être écrit autrement. Il me fait penser à une certaine galerie qui a été creusée il y a des siècles dans la roche, dans la vallée de Suse, par un seul homme et en dix ans ; ou à la lampe déformante, mais d’une capacité d’agrandissement prodigieuse.
Ce livre m’attire surtout parce que D’Arrigo, comme Thomas Mann, Melville, Porta, Belli et Rabelais, a su inventer un langage, sien, inimitable ; un instrument flexible et souple, novateur, et en parfaite adéquation avec son propos […]
Quatre journées – c’est le temps que dure la fable – se dilatent jusqu’à remplir mille trois cents pages dans lesquelles la Sicile de 1943 devient la clef permettant de comprendre la désagrégation que la Seconde Guerre mondiale a apportée dans l’idée même d’humanité. La lecture sert justement à cela, à nous aider à comprendre les autres hommes, et nous le voyons bien en nous glissant dans le voyage de ‘Ndrja Cambria le marin, le héros d’Horcynus Orca. ‘Ndrja revient chez lui, il a réussi à survivre à la guerre, il revient pour embrasser son père, l’un des vieux pellisquales, ces pêcheurs qui vivent sur la ligne des deux mers, entre la Sicile et Charybde, et ont la peau dure comme les squales. »
• Primo Levi, À la Recherche des racines, trad. Marilène Raiola

 

« L’épique, écrivait Walter Benjamin, est comme la mer ; cette dernière est le symbole même de la totalité, le rythme de sa respiration, son unité infiniment diverse, la Vie qui engloutit les vies et les régénère comme se brisent et se refont les vagues. Pays marin, l’Italie n’a peut-être pas encore une littérature de mer à la hauteur de ses traditions, hors les chefs-d’œuvre comme Les Malavoglia [de Verga] et quelques remarquables mais si nombreux autres. Avec Horcynus Orca, Stefano D’Arrigo a écrit un extraordinaire livre de mer, presque aussi excessif et démesuré que cette dernière ; une odyssée contemporaine dans laquelle l’horizon marin devient, comme chez Melville ou Conrad, le paysage de l’aventure humaine, du voyage dans la plénitude et dans le chaos de l’existence.
Dans les très amples 1300 pages du roman, D’Arrigo raconte l’histoire du marin ‘Ndrja Cambria qui, après la capitulation de l’Italie en 1943, cherche à rentrer chez lui, à Charybde, en traversant, dans l’entier délabrement politique et social du pays, les côtes calabraises, jusqu’à mourir au seuil d’un retour impossible. Son voyage le conduit non seulement dans l’enfer de l’histoire, mais aussi et surtout dans cet enfer de la vie même et de la mort, dans les méandres du rêve, de l’éros, de la peur ; dans ces tourbillons obscurs et splendides qui plongent l’individu dans le Tout, qui l’enivre, le dévore et l’immerge en son sein indifférencié. La mer est la toile de fond et à la fois le langage de ce grand Éros indistinct, donneur de vie et de mort. Par le biais d’une exceptionnelle invention langagière, créant les dimensions les plus variées, du réalisme au mythe, de la choralité épique à la solitude individuelle, D’Arrigo semble faire parler la mer, le chœur de ses innombrables voix, son caractère épique total. L’Orque, le monstre des abysses tué à la fin et dévoré par les dauphins dans des pages inoubliables, est la même prolifération de vie et donc de mort, qui plus elle advient, plus elle est puissante. Un univers entier de situations, de personnages et de rebondissements envahit le déferlement des pages du roman, qui dans leur expansion métastatique et dans leur expérimentation exacerbée peuvent décourager le lecteur et risquer parfois l’insuccès par excès. Mais chaque grande œuvre vit de ce défi, d’être inconnue aux modérés et évaluée selon la suffisance de livres qui veulent se rendre accessibles en vitesse aux lecteurs et, de manière intéressée, leur faciliter le chemin. Horcynus Orca, pour raconter la totalité fascinante et terrible de l’existence et de la mer, ne peut rien concéder à son lecteur, il le surcharge et le retourne, même au prix d’une anormale absence de mesure. C’est pourtant bien le signe de la grandeur, rare à une époque de bonnes manières littéraires, de romans bien faits, plaisants et rassurants, dans lesquels il n’y a presque rien à chercher et où l’on comprend tout de suite tout le peu qu’il y a à comprendre. »
• Claudio Magris, « Un libro al giorno : Horcynus Orca » in Corriere della Sera, 14 juin 1993.

 

Parmi « les dix choses pour lesquelles il vaut la peine de vivre », Roberto Saviano cite :
«  7° Tuffarsi ma nel profondo, dove il mare è mare »
(dernière phrase d’Horcynus Orca)
• Roberto Saviano, Vieni via con me, Feltrinelli, 2011.

 

« Chefs-d’œuvre cherchent traducteurs […] : la violence que fait subir un écrivain à sa langue maternelle en inventant son style a du mal à se retrouver sous la plume d’un traducteur. Le roman du sicilien Stefano D’Arrigo Horcynus Orca n’a jamais été traduit pour cette raison. »
• René de Ceccatty, dossier « Traduire sans trahir », Le Monde des Livres, 
14 septembre 2007.

 

« Lorsque parut, en 1975, Horcynus Orca, l’éditeur de D’Arrigo, Einaudi, l’annonça par des pages entières de publicité dans plusieurs quotidiens européens. C’est dire si l’événement semblait considérable. Cette œuvre absolument unique dans l’histoire de la littérature italienne ne compte pas moins de 1265 pages en édition de poche. Elle coûta vingt années de préparation à son auteur, qui n’avait jusqu’alors publié qu’un recueil de poèmes.
Réputée intraduisible, faisant appel à des dialectes et à des langages archaïques, l’œuvre propose l’épopée d’un Ulysse moderne, le matelot ‘Ndrja Cambria, qui revient en Sicile dans le d »troit de Charybde, en automne 1943. Son combat avec l’orque marin, qui donne sont tire au livre et qui bien entendu l’apparente également à melville et Moby Dick, constitue le centre des 49 épisodes du roman.
Objet d’innombrables exégèses, ce livre plein de réminiscences classiques (Homère mais aussi Dante) tentait, comme l’avait déjà fait peu de temps auparavant Elsa Morante avec La Storia, un récit mythologique de la modernité mais sur un ton délibérément plus visionnaire. En affirmant sa parenté avec les Grecs, D’Arrigo manifestait surtout son identité sicilienne : refus du naturalisme, transfiguration mythique, obsession de la métamorphose. »
• René de Ceccatty, « Mort de l’écrivain Stefano d’Arrigo, un Joyce sicilien », Le Monde des Livres, 5 mai 1992.

 

« La structure de D’Arrigo est circulaire. Non pas celle immobile de la contemplation, mais celle vertigineuse de l’obsession : un tourbillon, une trombe marine, un immense vortex qui engloutit, où l’enfer est glacé. Étant un cercle, il y est aussi répétition : celle qui rend éternel le mythe d’Ulysse et qui, éternellement, s’explique historiquement par diverses raisons. L’Ulysse de D’Arrigo ne tuera aucun prétendant, il ne retrouvera pas Pénélope : son front cherche dans la nuit la balle perdue qui bloquera les pensées qui se vissent à lui pour crever l’hermétique mur qui le sépare de la vérité. Le mythe « recyclé » porte-t-il la nouveauté ou débarrasse-t-il des certitudes ? Une certitude : Horcynus Orca est un des grands romans du XXe siècle. Et Cima delle nobildone n’est pas une « œuvre mineure ».
Horcynus Orca a donné un grand roman marin à un pays qui, entouré d’eau, y a toujours trop peu dédié de mots, des mots trop secs. L’œuvre enrichit la lignée « fantastique » du récit italien qui préfère naviguer terre-à-terre et rarement prendre le large. Roman infini, il contient presque tout dans l’agencement qui lui a été donné. Et celui qui cherche des symboles, trouvera plus qu’il n’en veut dans la gigantesque orque, espèce de léviathan qui dans l’« océanique » détroit de Messine menace de confusion les pêcheurs à la vie austère, dont l’esprit a été corrompu par une guerre qui n’épargne aucune valeur.
Dans le roman, la Transition s’érige dans tous ses aspects : de la vieille culture agonisante à la nouvelle que nourrit la nostalgie, des années cinquante réalistes à l’esperimentalismo des années soixante, d’un dialecte qui paraît toujours réel à une langue qui est toujours inventée pour être plus vraie ; du mythe d’une Méditerranée dans laquelle apparaît tant ce qui a déjà eu lieu que l’histoire qui ne cesse jamais de surprendre.
Horcynus Orca fréquente tous les croisements et traverse toutes les carrefours. De toute part, il s’élance de mots, qui sont des rochers, et en même temps il est capable de se liquéfier pour réduire au minimum l’envergure avec laquelle on circule vers l’ailleurs, où une chose est une chose et une autre. Une œuvre qui, d’autant qu’elle s’étend, se restreint toujours plus autour d’un noyau qui est aussi un pivot. »
• Walter Pedulla, La narrativa italiana contemporana 1940/1990, Tascabili Economici Newton, 1995.

 

Tenter de résumer une œuvre aussi monumentale est difficile… mais le prière d’insérer qui accompagnait la première édition de 1975 (Einaudi) s’ y essaie brillamment :

« Œuvre d’un grandiose souffle épique et lyrique, Horcynus Orca enferme dans une action de quelques jours et un espace compris entre l’extrémité de la Calabre et la Sicile, une matière d’un immense potentiel mythique et symbolique, n’excluant pas une extraordinaire évidence réaliste : le retour au pays, à Charybde, de ‘Ndrja Cambria, matelot de feue la Marine Royale qui parcourt à pied les côtes dévastées de la Calabre, est « transbordé » de nuit par Ciccina Circé, puissante et envoûtante figure de feminaute qui s’adonne à de mystérieux trafics entre les deux rives. Quand il ré-aborde sur l’île, tout ce qui constituait son monde, à terre et en mer, lui semble défait, rapetissé et dégradé par la guerre et ses conséquences. La brusque apparition d’Horcynus Orca, l’Orque qui donne la mort, qui donne la mort un point c’est tout, l’Orque qui, en un mot, est la Mort, marque un tournant narratif d’un grand effet et donne au roman un rythme fortement dramatique.
Toute tentative de résumer le livre est totalement inadaptée à l’architecture illimitée de l’œuvre qui, dès les premières répliques, introduit une dimension exceptionnelle, échappant aux schémas et aux habitudes narratives de notre temps. Se fondant sur le pressentiment de la mort et le sentiment de la vie, le roman développe, en 49 épisodes, et avec une innombrable série de personnages et d’images, de visions et de rêves, de symboles et d’associations, de variations et de reprises, l’immense thématique de cette continuelle métamorphose qu’est la vie des hommes et de l’univers. Elle s’articule sur une étonnante variété de registres stylistiques et une tout aussi grande variété de plans narratifs, tour à tour – et souvent en même temps – oniriques et réalistes, évocateurs et visionnaires subjectifs et choraux. (…)
Si d’un côté le roman peut apparaître comme une sorte de monstrum de la littérature contemporaine, de l’autre il plonge ses racines dans le substrat le plus profond, le plus vital et le plus riche de la tradition occidentale, en le renouvelant par un texte d’une éclatante beauté et d’une densité peu commune, destiné à occuper, dans l’absolu, une place de premier plan dans la littérature du XX° siècle (…)
Il est difficile et vain d’expliquer la sensation que l’on éprouve quand on pénètre enfin « dans » d’Arrigo. Au début il nous engloutit, on recrache l’eau salée qui mouille les pages. On se dit : je n’y arriverai jamais. Puis la clef tourne. À un endroit indéterminé du roman, différent pour chaque lecteur, brusquement le monde de D’Arrigo s’entrouvre pour nous et nous livre des personnages incroyablement vivants. » 

 

Sur la traduction allemande

• [ITA] Isabella Horn, 2015 : « Horcynus Orca di Stefano D’Arrigo in lingua tedesca. ‘Trasposizione’ di un capolavoro », site Lunario nuovo
• [ITA] Moshe Kahn, 2014 : « Horcynus orca ricreato in lingua tedesca », site Le Reti di Dedalus.
• [ALL] Lennart Laberenz, 2015 : « D’Arrigo, Stefano: Horcynus Orca », site Weiner Zeitung et « Der sizilianische Odysseus », site Voz

 

Sur la traduction française