Le défi de traduction

Horcynus Orca reçut dès sa sortie en 1975 un accueil enthousiaste pour sa hardiesse narrative, mais surtout pour la richesse de sa langue, où réside le nœud des difficultés de lecture, d’interprétation et de traduction. Le texte mêle non seulement les registres de langage (familier, littéraire, précieux, scientifique, flux de conscience), mais aussi plusieurs niveaux de langue : l’italien ancien voire archaïsant, le « jargonnesque » des pêcheurs du détroit de Messine, l’italien du Mezzogiorno, des sicilianismes italianisés et des néologismes forgés par l’auteur.

 

Le lexique

Plusieurs fois proposition a été faite à D’Arrigo, dès la revue Il Menabò de Vittorini et Calvino, d’éditer un glossaire des termes d’argot ou sicilianisants : réticent à donner l’image d’un vocabulaire extrinsèque utilisé occasionnellement, convaincu d’avoir abouti à une langue autonome absolue, D’Arrigo a toujours refusé tout lexique ou note en bas de page. À raison, car le texte comporte en son sein ses propres justifications, certes voilées et sinueuses : D’Arrigo ne justifie une étymologie qu’a posteriori, deux cent pages après avoir commencé à employer un mot donné (pellisquadro, italianisation du sicilien pellisquadre, pelle (peau) + squadra (squale), donne « pellisquale » ; allionirsi, de leone (lion) et du a- illatif, donne « s’enfauver » ; feminota, de femmine + nota, donne « feminaute ») ; ou encore une image, une scène, un récit vient expliquer paraboliquement une trouvaille du lexique (« il sentitodire », « il vistocogliochi »…) ; ou enfin, la métaphore maritime, animale, volcanique donne le mouvement et le relief de la syntaxe ou de la composition. L’auteur se fait créateur, recréateur de la langue, jouant des étymologies pour proposer un chemin au lecteur à base de correspondances phoniques, graphiques (l’expression sicilienne « arcalamecca » signifiant « courir le monde » est détournée de son sens à partir des syllabes barca, baca, arca…) Mais le traducteur en a déjà conçu des dizaines possibles !

 

La syntaxe

D’Arrigo ménage dans la syntaxe des décalages, rendant par la prolifération des adverbes et des compléments circonstanciels le sujet de ses phrases difficile à repérer. Il joue régulièrement de la répétition d’adverbes, d’adjectifs, de conjonctions comme anaphores ou ritournelles. Certains passages (pouvant atteindre plusieurs pages) sont d’authentiques poèmes en prose. Cela impose de repérer les différentes strates de la structure – cellules, mesures, séquences, épisodes.
Pour pouvoir restituer l’ambiguïté et la complexité, il faut d’abord la comprendre ; or le contexte est compliqué par cette syntaxe biscornue, chantournée. La prose très rythmée, lyrique et mélodique, conserve toutefois sa musicalité, rappelant ici la fluidité de langue découlant du flux de conscience, là le lyrisme hugolien démesuré, voire la tournure mallarméenne à la limite de l’abstraction, épousant toujours le mouvement de la mer, le relief du volcan, le souffle des vents, le caractère des bêtes, faune marine et terrestre.

 

Le ton

Les scènes dialoguées suscitent de nouvelles difficultés : elles rendent à la fois le caractère individuel des personnages – humour, état d’esprit, éducation – et leur appartenance à des communautés mythiques (pellisquales, féminautes…) ou réelles (soldats, villageois…). L’enjeu est de restituer ces marques psychologiques ou culturelles, par les tics de langues, les idiosyncrasies. L’accent est important pour les féminautes ou habitants du détroit, le dialecte se retrouve dans les « pirdeu », « focu focu », les élisions et le voussoiement propres à la région. Mais la « haute éducation » des continentaux apparaît aussi en contrepoint.
Ainsi faut-il veiller tout au long de ces 2300 feuillets à la cohérence de tous les aspects du vocabulaire et des constructions syntaxiques, des manies (comme des ritournelles), des accents. Comme bien des chefs-d’œuvre (Rabelais, Moby Dick, Les Travailleurs de la mer, Ulysse…), Horcynus Orca est en grande part un livre sur la langue, une quête du langage, employant ses ressources et expérimentations.

 

Les outils

Depuis la parution d’Horcynus Orca en 1975, d’énormes avancées ont été faites, grâce à d’importantes études et surtout à la publication en 2000 de la version intermédiaire du texte, Fatti della fera. Il s’agit du roman que D’Arrigo avait présenté à Mondadori au début des années 1960 avant d’en doubler le volume et de le retravailler 15 ans durant. Les écarts entre les deux textes permettent de saisir son cheminement créatif en déchiffrant une grande part de sa poétique. C’est l’outil essentiel auquel se référer en permanence pour peser les transformations et les intentions : l’italianisation des dialectes (intinneru, l’homme perché sur le mât, devenant intinnere et traduit par « antenneur » ou « antennier » ; lontru , canot de pêche sicilien, devenant l’ontro et francisé en « ontre ») ; les néologismes et agglutinations (testa di tenaglia devenant testaditenaglia ; pelle + ossa devenus pellossa rendus par « pellosseux ») ou duplications (strettostretto, rivariva)
Plusieurs essais ou recueils sont tout aussi indispensables en termes de langage, de références culturelles, mythologiques, littéraires ou historiques. Des études sur la langue : Scill’e Cariddi. Luoghi di Horcynus Orca de Stefano Lanuzza (1985), « Onomaturgia darrighiana » de Gualberto Alvino (1996) ou « La formazione delle parole in Horcynus Orca. Tra regionalità e creatività » de Salvatore Carmelo Trovato (2007).
L’ample tissu de références littéraires, mythologiques, historiques impose de replonger dans les œuvres du canon (Homère, Dante, L’Arioste, Verga, Melville, Joyce…), ainsi que dans une documentation sur la pêche à l’espadon pratiquée en Sicile, l’océanographie, la volcanologie, le contexte historique, etc.
D’autres recours sont évidemment à chercher dans les dictionnaires italien-sicilien, l’option étant de rendre les transformations opérées par D’Arrigo d’une langue vers l’autre à partir du provençal, voire, pour certaines expressions ou tournures, des Antilles ou de toute autre dialecte, argot ou jargon, mais jamais brutes, toujours recrées, réinventées. La transposition n’intervient pas avec une simple grille d’équivalence (du sicilien au provençal) mais selon l’intention fondamentale de l’auteur : la transformation du sicilien en italien devient, par exemple, celle du provençal ou du latin en français ; l’ancien français est modernisé lorsque les archaïsmes italiens deviennent néologismes…
L’objectif reste de manière prépondérante la restitution des images puissantes du roman, la forte musicalité du texte, la fluidité de la langue et de la narration. À chaque fois que cela est possible, en évitant le grotesque ou la dissonance, l’invention et la recréation du lexique et des tournures se font partout où D’Arrigo les opère, dans le respect phonique, sémantique et culturel du contexte du lecteur français.