Stefano d’Arrigo, Horcynus orca, incipit — version de Monique Baccelli

Quatre fois le soleil se coucha sur son voyage et à la fin du quatrième jour, qui était le quatre octobre mille neuf cent quarante-trois, le matelot, simple nautonier de feue la Marine royale, ‘Ndrja Cambria, arriva au pays des Femmes, sur les mers de Charybde et Scylla.

La nuit tombait à vue d’œil et un filet de ventilation montait de la mer que la rema dirigeait sur le petit promontoire. Toute la journée la mer s’était lissée dans le grand calme de sirocco qui durait, sans le moindre changement, depuis son départ de Naples : levant, ponant et levant, hier, aujourd’hui, demain, avec ce très faible clapotis de l’onde grise, d’argent ou de fer, répétée à perte de vue.

Depuis quelques heures à peine, bien que le sirocco soit toujours le même et qu’il ait embrasé l’endroit, la mer avait sournoisement commencé de s’enfauver. Cela s’était fait naturellement quand elle avait été soumise aux courants, damassée et empoisonnée par les premiers serpentins de vidanges et de déchets, pareils à de gigantesques murènes que lui, avec son œil de connaisseur, il repérait à leurs couleurs différentes, comme de pierre moussue, glacée et frémissante. Ce fut peu après que les Îles eurent échappé à sa vue derrière Capo Milazzo, et Stromboli, Vulcano et Lipari qu’il les entrevit pour la première fois de loin et depuis la terre – après les avoir toujours vues depuis les palangres, quand il montait par le Golfe de l’Aria – semblant cracher de la vapeur dans le soleil comme des baleines tombées dans la bonace.

Tandis qu’il marchait vers la pointe du promontoire des féminautes, devant lui, le ciel qui dominait le Détroit passait du pourpre ardent à une brume aux frétillements goudronneux. Quand il se tourna vers la mer, et que l’on voyait encore clair à cause des lueurs irisées de l’air, la nuit sans lune tomba d’un seul coup, avec cette façon brusque et orageuse de passer de la lumière à l’obscurité qu’ont, au cœur de l’été, les nuits sans lune. De gros nuages fumeux, comme dégringolant des cimes de l’Aspromonte et de l’Antinnamare, avaient englouti et nivelé, en un seul mélange noir, le passage ouvert entre les deux rivages.

Quelque chose, en Sicile, qui ressemblait, à cause de la couleur violacée reflétée par l’eau, à une grande touffe de bougainvilliers suspendue entre les deux mers, brilla un instant au milieu du gros nuage, puis la brillance cessa et fut très brièvement suivie d’un blanc pierreux, et alors, au moment où il disparaissait dans la fumée, il reconnut l’éperon corallien qui s’avançait en proue de leur marina, presque au milieu, comme pour les séparer, entre Tyrrhénienne et l’Ionniène.

C’est sur cette pointe qu’habitait leur Délégué de Plage, dans un cabanon cubique, à mi-chemin entre la cabine de navire et la guérite de sentinelle. L’éperon servait aux réunions et aux discussions ; il servait aussi d’observatoire sur les deux mers lors de la passe, quand le tirage au sort lui assignait l’endroit où les deux rives sont proches, et où il n’y pas assez de mer pour y placer la felouque,du mât de laquelle l’antenneur sondait en cercle la première manifestation d’espadon, de sorte que s’organisait un échelonnement de gardes à terre, et c’était aussi les gesticulations et le coup de chapeau de ces vigies que guettait le pêcheur sur sa barque, les yeux grands ouverts, pour être averti de l’approche de l’animal.

‘Ndrja Cambria voyait donc la nuit – une nuit doublement ténébreuse, à cause du couvre-feu de guerre et de l’absence de lune – se déverser entre lui et ce dernier passage de quelques milles qui lui restaient à parcourir pour atteindre le terme de son voyage : Charybde, une quarantaine de maisons disposées en tête de tenaille derrière l’éperon, dans ce gros nuage noir, en face de la Sicile, sur la ligne des deux mers.

Et tandis que la nuit s’épandait de plus en plus par Thyrène, mangeant la mer de sang brassé comme si elle y diluait son encre noire, et semblait petit à petit raccourcir la diagonale que l’on suivait à l’œil nu entre l’éperon faisant face à Scylla et le bas de la cheville calabraise où il se trouvait, il mesurait, comme jadis à bord de la barque, la brièveté de cette portion de mer, quand il tirait une rame après l’autre : oooh… oh… oooh… oh… avec le souffle court de l’espadon agonisant qui s’agitait, s’agitait pour fuir, nageant dans son dernier sang, déjà mort sur cette petite distance : et les eaux bordant le village des Femmes sentaient à peine la pointe de son épée, car de Charybde à cet endroit-là, son bond n’était plus qu’un bond dans la mort.

 

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